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Philosophiques
5 mars 2017

du mythe à la philosophie

Héraclès, Cerbère et Eurythée, 525 av
Héraclès, Cerbère et Eurysthée, 525 av.

 

 

du mythe à la philosophie

 

 

  • La philosophie et la mythologie sont deux formes intellectuelles différentes. La philosophie, comme l'histoire, sont sorties de la mythologie et se sont opposées à elle. Le philosophe Michel Meyer, auteur contemporain de plusieurs ouvrages a écrit Qu'est-ce que la philosophie ? (1997, Le Livre de poche, biblio-essais) ; son chapitre "Les origines de la philosophie" commence ainsi :

 

L'homme a toujours philosophé. Il l'a fait par le mythe avant de développer sa raison en la tournant vers elle-même et ses multiples possibilités. Encore qu'il y ait une rationalité du mythe, ce qui montre bien l'historicité du philosopher, non dans ses questions, mais dans ses réponses.

La philosophie, dit Aristote, est née de l'étonnement. La première forme de l'interrogation sur fond de réponses préalables : le mythe. Comment passe-t-on du mythe à la philosophie, du mythos au logos, comme on dit habituellement ? Comment cet étonnement, cette interrogativité, peut-il surgir du mythe, fermé sur lui-même, et ayant donc "toujours raison", anticipativement, quel que soit le problème, parce qu'il sert d'explication universelle et absolue à tout ce qui peut survenir ?

 

l'histoire atteint les mythes dans leur crédibilité

La réponse est claire et simple : par l'Histoire. C'est celle-ci qui fait bouger les choses et atteint les mythes dans leur crédibilité. Les mythes se révèlent alors pour ce qu'ils sont-: de simples mythes, des fables. Ce qui faisait foi dans un monde "homérique", cesse de valoir pour ne plus devenir que fiction lorsque la société se démocratise. Les exploits guerriers, imputés aux dieux qui se comportent comme des nobles, souverains dans leurs décrets, n'apparaissent plus que comme des métaphores et des histoires.

Il faut alors chercher ailleurs l'explication des tempêtes et des incendies, de la vie sur terre comme de tout mouvement. On attribuera au feu, à l'air, à l'eau ou à la terre, l'origine des choses et de leurs mélanges.

Mais c'est surtout le rapport aux dieux qui inquiète les hommes dans cet abandon progressif, ce retrait du divin. C'est ce que symbolise précisément l'énigme du Sphinx, les oracles, les mystères. C'est par eux que le mythe imprime encore sa trace ; l'ancien devient de plus en plus muet et il n'est plus qu'intrigue ; les vieilles identités s'avèrent des différences, et à la fin, tout semble se muer en son contraire.

 

Oedipe et le Sphinx

 

Oedipe retrouve l'identité à travers les différences

La réalité d'antan n'est plus qu'apparence, et partant, le nouveau fait irruption de façon menaçante. Ne pas résoudre les énigmes est dangereux, car c'est ne plus pouvoir se rapporter aux dieux, qui ne parlent plus que par d'aussi "inquiétantes étrangetés", et du même coup, c'est risquer de les offenser.

Dans un monde qui change, qui se fragmente et qui demeure sous l'emprise de ses mythes, ceux-ci, s'ils ne sont plus que des questions, n'en posent pas moins des questions de vie ou de mort qui, on le sait par la légende d'Oedipe, accablaient Thèbes de catastrophes, avant qu'Oedipe ne résolve le problème soulevé par l'Oracle.

Ne pas y reconnaître l'homme, c'était pour l'homme lui-même l'aveu de son étrangeté à soi. Mais Oedipe, en retrouvant l'identité par-delà les différences du temps qui passe, semble bafouer celles-ci et les abolir, abolir la différence de la vie et de la mort en tuant son père, entre parents et enfants, en épousant sa mère. Abolir les interdits, se croire Dieu : le remède est pire que la mal.

Accepter l'énigme, vivre avec, la dompter par la raison : en un mot, philosopher. Le philosophe sera désormais celui qui peut résoudre les énigmes. Au tragique s'est substitué le philosophique.

D'où la question qu'ont posé les Grecs et qui est toujours la nôtre, au plus profond de notre propre philosopher : qu'est-ce que l'énigme ?

Michel Meyer, Qu'est-ce que la philosophie ? (1997, p. 19-21)

Michel Meyer couv

 

 

 

 

 

 

 

______________________________

 

Le grand historien et anthropologue de la Grèce ancienne, Jean-Pierre Vernant (1914-2007) a écrit à ce sujet :

 

Pour que le domaine du mythe se délimite par rapport à d'autres, pour qu'à travers l'opposition du mythe et du logos, désormais séparés et confrontés, se dessine cette figure du mythe propre à l'Antiquité classique, il a fallu toute une série de conditions dont le jeu, entre le huitième et le quatrième siècles avant notre ère, a conduit à creuser, au sein de l'univers mental de Grecs, une multiplicité de coupures et de tensions internes.

Un premier élément à retenir sur ce plan est le passage de la tradition orale à travers types de littérature écrite. (…)

La rédaction écrite on le sait, obéit à des règles plus variées et plus souples que le composition orale de type formulaire. L'écriture en prose marque un nouveau palier. Comme l'a bien vu Adam Parry, il y a une étroite corrélation entre l'élaboration d'un langage abstrait et la pleine maîtrise de leur style chez les premiers grands prosateurs grecs.

La rédaction en prose – traités médicaux, récits historiques, plaidoyers d'orateurs, dissertations de philosophes – ne constitue pas seulement, par rapport à la tradition orale et aux créations poétiques, un autre mode d'expression mais une forme de pensée nouvelle. L'organisation du discours écrit va de pair avec une analyse plus serrée, une mise en ordre plus stricte de la matière conceptuelle.

Déjà chez un orateur comme Gorgias ou chez un historien comme Thucydide, le jeu réglé des antithèses dans la rhétorique balancée du discours écrit, en découpant, distribuant, opposant termes à termes les éléments fondamentaux de la situation à décrire, fonctionne comme un véritable outil logique conférant à l'intelligence verbale prise sur le réel.

 

Cassandre
Cassandre

 

L'élaboration du langage philosophique va plus loin, tant par le niveau d'abstraction des concepts et l'emploi d'un vocabulaire ontologique (qu'on pense à la notion d'Être, ou de l'Un) que par l'exigence d'un nouveau type de rigueur dans le raisonnement : aux techniques persuasives de l'argumentation rhétorique le philosophe oppose les procédures démonstratives d'un discours dont les déductions des mathématiciens, opérant sur les nombres et les figures, lui fournit le modèle. (…)
Dans et par la littérature écrite s'instaure ce type de discours ou le logos n'est plus seulement la parole, où il a pris valeur de rationalité démonstrative et s'oppose sur ce plan, tant pour la forme que pour le fond, à la parole du muthos.

Il s'y oppose pour la forme par l'écart entre la démonstration argumentée [du philosophe] et la texture narrative du récit mythique ; il s'y oppose pour le fond par la distance entre les entités abstraites du philosophe et les puissances divines dont le mythe raconte les aventures dramatiques. (…)

En renonçant volontairement au dramatique et au merveilleux, le logos situe son action sur l'esprit à un autre niveau que celui de l'opération mimétique [imitation] et de la participation émotionnelle. Il se propose d'établir le vrai après enquête scrupuleuse et de l'énoncer suivant un mode d'exposition qui, au moins en droit, ne fait appel qu'à l'intelligence critique du lecteur. (…)

Il est bien significatif que la même opposition entre, d'une part le merveilleux propre à l'expression orale et aux genres poétiques, de l'autre, le discours véridique, se retrouve chez les philosophes et commande une attitude d'esprit analogue à l'égard du muthos assimilé, dans sa forme narrative, à un conte de bonne femme, pareil à ceux que débitent les nourrices pour distraire ou effrayer les enfants.

Quand Platon, dans le Sophiste, entend disqualifier les thèses de ses prédécesseurs éléates ou héraclitéens, il leur reproche d'avoir en guise de démonstration, utilisé le récit d'événements dramatiques, de péripéties et de renversements imprévus : «Ils m'ont l'air de nous conter des mythes, comme on en ferait à des enfants. D'après l'un, il y a trois êtres qui tantôt s'entreguerroient les uns avec les autres, tantôt, devenus amis, nous font assister à leurs épousailles, enfantements, nourrissement de rejetons».

Discordes, combats, réconciliations, mariages, procréations, toute cette mise en scène de la narration mythique peut bien séduire des esprits puérils ; elle n'apporte rien à qui cherche à comprendre, au sens propre de ce terme, parce que l'entendement se réfère à une forme d'intelligibilité que le muthos ne comporte pas et que le discours explicatif est seul à posséder.

Que l'on raconte au sujet de l'Être des mésaventures analogues à celles que le légende attribue aux dieux ou aux héros, personne ne pourra distinguer dans ces récits l'authentique du fabuleux.

Les narrateurs, note ironiquement Platon, ne se sont pas souciés «d'abaisser leur regard» sur la foule de ceux qui, comme lui, pour distinguer le vrai du faux, exigent d'un discours qu'il soit à chaque moment capable de rendre des comptes à qui lui en demande ou, ce qui revient au même, de rendre raison de soi, en donnant clairement à entendre de quoi il parle, comment il en parle, et ce qu'il en dit.

Jean-Pierre Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne,
Maspéro, 1974, p. 196-202

Vernant mythe et société couv

 

 

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