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Philosophiques
14 août 2019

de la religion à la philosophie : trois ruptures dans la continuité (Luc Ferry)

céramique à figure rouge, scène de sacrifice, vers 430
scène de sacrifice, vers 430/420 av., cratère à figure rouge, Athènes

 

 

de la religion à la philosophie :

trois ruptures dans la continuité

Luc FERRY

 

Ce que nous apprennent les travaux des spécialistes de l’Antiquité, c’est que, dès l’aube de la philosophie, cette sécularisation de la religion qui la conserve tout en la dépassant – la problématique du salut et de la finitude est préservée, mais les réponses proprement religieuses sont abandonnées – se met déjà très clairement et fermement en place. Et dès l’origine encore, on peut être plus ou moins attaché à ce qui relie la philosophie aux religions qui la précèdent et l’informent ou, au contraire, à ce qui l’en écarte et que l’on pourrait désigner comme son moment laïc ou rationaliste.

Alors que Cornford (1) est plutôt sensible aux liens qui unissent les deux problématiques, Vernant (2), sans rien renier de cette paternité religieuse de la philosophie, entend mettre plutôt l’accent sur ce qui les oppose. Certes, écrit-il :

les «premiers philosophes n’ont pas eu à inventer un système d’explication du monde ; ils l’ont trouvé tout fait… Mais aujourd’hui que la filiation, grâce à Cornford, est reconnue, le problème prend nécessairement une forme nouvelle. Il ne s’agit plus seulement de retrouver dans la philosophie l’ancien, mais d’en dégager le véritablement nouveau : ce par quoi la philosophie cesse d’être le mythe pour devenir philosophie».

Vernant et Vidal-Naquet

Une révolution, si l’on peut dire, dans la continuité, qui s’opère au moins sur trois plans.

 

première mutation

Repérons-les brièvement, en suivant Vernant, avant d’en tirer les conséquences sur la façon dont la pensée philosophique va devoir reposer, pour une part à nouveaux frais, une question qui pourtant la précède et en quelque façon la guide de par son origine religieuse même : celle des liens qui unissent la problématique du salut à celle de la finitude et de la mort, dans la définition d’une compréhension du «bien vivre».

La première mutation est aussi simple à comprendre que fondamentale dans les effets qu’elle induit : dans la philosophie, les questions vont prendre la place des réponses religieuses, les interrogations sur l’origine du monde et les fins de l’homme vont se substituer aux grands récits qui contaient aux humains la destinée en termes de filiations.

Dans les mythes de l’origine du monde, comme le souligne Vernant, «l’explication du devenir reposait sur l’image mythique de l’union sexuelle. Comprendre, c’était trouver le père et la mère, dresser l’arbre généalogique». À bien des égards, il en va de même dans toutes les grandes religions où la problématique des filiations est centrale, comme on le voit dans la Bible.

Chez les premiers philosophes, au contraire, dès lors que des éléments matériels (l’air, le feu, la terre, l’eau) prennent la place des dieux, les généalogies, ne peuvent plus tenir lieu d’explications. La pensée doit se faire tout à la fois interrogative et explicative, il lui faut non seulement poser des questions – ce qui suppose ce fameux «étonnement» dont on a si souvent dit, depuis Platon, combien il était consubstantiel à la philosophie – mais les expliciter, les formuler clairement, et commencer d’y répondre par les voies de la simple raison : «La cosmologie, par là, ne modifie pas seulement son langage. Elle change de contenu. Au lieu de raconter les naissances successives, elle définit les principes premiers, constitutifs de l’être. De récit historique, elle se transforme en un système qui expose la structure profonde du réel».

De là aussi, le fait qu’à sa naissance, il est encore impossible de la distinguer de l’activité scientifique* avec laquelle elle se confond. Car c’est bien à la religion qu’elle s’oppose, et non à l’esprit scientifique, contre elle qu’elle se constitue au moment même où elle en reprend, sur un autre mode, celui d’un détournement, les principales interrogations.

 

deuxième mutation

Mais dans ce passage des dieux aux éléments, une seconde mutation s’opère : le contenu même du monde change, le surnaturel s'éclipse.

Chez les premiers philosophes, ceux qu’on nomme les «physiciens» justement, «la positivité a envahi d’un coup la totalité de l’être, y compris l’homme et les dieux. Rien de réel qui ne soit nature. Et cette nature, coupée de son arrière-plan mythique, devient elle-même problème, objet d’une discussion rationnelle».

Premier «désenchantement du monde» donc, puisque c’est désormais «la force de la phusis, dans sa permanence et dans sa diversité qui prend la place des anciens dieux ; par la puissance de la vie et le principe d’ordre qu’elle recèle, elle assume elle-même tous les caractères du divin». Remarque essentielle où l’on voit à nouveau toute la dualité pour ne pas dire l’ambivalence du processus de sécularisation.

Si l’on insiste sur le moment de la rupture, on soulignera le retrait du divin, la naissance du naturalisme, du rationalisme, bref, de la pensée scientifique et positive.

Si l’on restitue au contraire la continuité, on montrera comment, dans l’univers mental des Grecs, la nature reste encore un être fondamentalement animé, organisé, harmonieux, bref, divin puisque, comme l'écrit justement Vernant, il a hérité de toutes les caractéristiques (ou presque) qui étaient celles des dieux eux-mêmes. De là aussi le fait, dont on verra toute l’importance pour comprendre comment les Grecs, et en particulier les stoïciens, vont répondre à la question de la vie bonne, qu’à la différence de notre nature à nous, Modernes, qui n’est en elle-même qu’un matériau neutre n’ayant d’autre valeur éthique ou esthétique que celle que nous voulons bien lui prêter, la nature des Anciens est immédiatement porteuse de valeurs et de sens.

Parce qu’il n’est plus dirigé par la divinité elle-même, l’ordre cosmique fixe en et par lui-même les fins que les humains ont tout intérêt à s’approprier s’ils veulent y trouver leur place et commencer de bien vivre. C’est paradoxalement parce qu’il est sécularisé que l’ordre cosmologique devient un ordre «cosmologico-éthique», «reposant non sur la puissance d’un dieu souverain… mais sur une loi de justice (diké) inscrite dans la nature, une règle de répartition (nomos) impliquant pour tous les éléments constitutifs du monde dans un ordre égalitaire, de telle sorte qu’aucun ne puisse dominer les autres et l’emporter sur eux».

En ce sens, il n’est pas exagéré de dire qu’il existe, en plus du «cosmologico-éthique», en plus de l’inscription de fins morales dans l’ordre du monde lui-même, un «cosmologico-politique» : une certaine pensée de l’égalité cosmique, qui va assurément s’inscrire dans la cité par le biais de la démocratie grecque, n’est pas étrangère à ce processus de sécularisation par lequel la nature est soustraite au «pouvoir royal» pour devenir en et par elle-même porteuse de lois de répartition, c’est-à-dire de droit.

 

troisième mutation

Enfin, cette même dualité, cette rupture/continuité dans le rapport au religieux qui marque la sécularisation par laquelle la philosophie devient possible, se retrouve dans la figure du philosophe lui-même. Comme le prêtre ou comme le poète qui conte aux hommes l’histoire des dieux, le sage est celui qui entretient un lien privilégié avec des entités transcendantes : comme eux, il possède la puissance de voir et de faire voir l’invisible, il accède à la contemplation de l’harmonie céleste, pénètre, au-delà de la caverne, dans le monde des idées, perçoit l’unité de toutes choses au travers de la diversité apparente, etc. Et là encore, on peut insister sur les liens ou souligner le changement.

Si l’on choisit le second, on dira, avec Vernant, que malgré tout ce qui le relie au poète et au prêtre, le premier philosophe n’est «pourtant plus un shamane» puisque son rôle, justement, n’est pas de vivre du secret, de se nourrir du mystère qu’il préserve à tout prix, mais au contraire de divulguer son savoir, de faire école, d’enseigner, c’est-à-dire de le soumettre à la discussion rationnelle et publique : «divulgation d’un secret religieux, extension à un groupe ouvert d’un privilège réservé, publicité d’un savoir auparavant interdit, telles sont donc les caractéristiques du tournant qui permet à la figure du philosophe de se dégager de la personne du mage».

À cet égard, les écoles philosophiques qui fleurissent dans la Grèce du IVe siècle se distinguent essentiellement des sectes, qui même lorsqu’elles s’élargissent et deviennent nombreuses, n’en demeurent pas moins des groupes fermés, ésotériques, centrés sur des vérités révélées qu’il ne faut pas dévoiler aux non-initiés : « Au contraire, la philosophie, dans son progrès, brise le cadre de la confrérie dans laquelle elle a pris naissance. Son message ne se limite plus à un groupe, à une secte. Par l’intermédiaire de la parole et de l’écrit, le philosophe s’adresse à toutes les cités. Il livre ses révélations à une publicité pleine et entière. En portant le mystère sur la place, en pleine "agora", il en fait l’objet d’un débat public et contradictoire». Bref, le vrai philosophe est déjà, sans nul doute, «médiatique» (…).

Mais on peut, tout autant que sur la distance, insister sur la proximité entre le premier philosophe et les mages qui l’ont précédé. Comme eux, il est censé être un sage, c’est-à-dire posséder un accès privilégié au transcendant, à cet invisible, celui de l’harmonie cosmique, à partir duquel il doit être possible de mieux organiser la vie dans la cité comme dans l’individu. De là son prestige qui demeure, du moins dans la Grèce ancienne, exceptionnel…

Luc Ferry, Qu’est-ce qu’une vie réussie ?
2002, p. 240-245 ; en poche, p. 263-269.

Luc Ferry, couv

 

1 – Francis Macdonald Cornford (1874-1943), historien de la philosophie grecque ancienne, publie en 1912 De la religion à la philosophie.
2 – Jean-Pierre Vernant (1914-2007), historien et anthropologue de la Grèce ancienne. Luc Ferry fait référence à l’un de ses livres écrits avec Pierre Vidal-Naquet : La Grèce ancienne : du mythe à la raison, 1990.

_________________

 

* Cette activité scientifique n’est pas comparable à la nôtre. Jean-Pierre Vernant le rappelait dans cet article en évoquant Cornford :

«Contre Burnet, Cornford montre que la "physique" ionienne n’a rien de commun avec ce que nous appelons science ; elle ignore tout de l’expérimentation ; elle n’est pas non plus le produit de l’intelligence observant directement la nature. Elle transpose, dans une forme laïcisé et sur un plan de pensée plus abstraite, le système de représentation que la religion a élaboré.
Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question : comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ? Elles utilisent un matériel conceptuel analogue : derrière les "éléments" des Ioniens, se profile la figure d’anciennes divinités de la mythologie. En devenant "nature", les éléments ont dépouillé l’aspect de dieux individualisés ; mais ils restent des puissances actives, animées et impérissables, encore senties comme divines.

Vernant Jean-Pierre, «Du mythe à la raison.
La formation de la pensée positive dans la Grèce archaïque»,
Annales. Économies, sociétés, civilisations,
12ᵉ année, n° 2, 1957, p. 184.

 

 

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