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Philosophiques
28 septembre 2019

Les philosophes grecs vus par les Grecs et par les Romains - Réflexion destinée aux élèves de Terminale…

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Les philosophes grecs

vus par les Grecs et par les Romains

Réflexion destinée aux élèves de Terminale…

 

Les Grecs avaient hésité entre deux manières d’exalter la façon d’être des philosophes. L’une figurait des marginaux capables d’élans poétiques ou d’agressions caractérisés contre la société civile. L’on y trouvera la plupart des présocratiques, personnages étonnants dont Diogène Laërce nous laisse entendre qu’ils étaient sinon un peu fous, du moins nettement «décalés». À tort ou à raison, tout en sachant que l’un ou l’autre avait, dans sa cité, des responsabilités quelconques, on ne laisse point de suivre l’Antiquité elle-même en souriant de leurs comportements aberrants, et de leurs morts souvent ridicules (il est assez connu que Thalès tomba dans un puits). Ils sont des électrons libres (Nietzsche dira du grand Héraclite que ce fut «un astre sans atmosphère») difficiles à retenir : au palmarès des Sept Sages, les places sont si chères que l’ami Diogène Laërce va jusqu’à citer onze lauréats. Et d’un Diogène l’autre, celui qui habitait une jarre et distribuait ses vents gastriques ad libitum [à volonté] n’a pas peu fait pour stipuler que le philosophe se devait d’être marginal.

D’un autre côté, l’idée d’«école philosophique» ne tarde pas à disposer une vision plus ordonnée des choses : on voit les sophistes monnayer leurs leçons, Socrate s’entourer d’une bande de disciples (assez masochistes), Pythagore installer un véritable séminaire avec noviciat, grades et confirmations, Platon (qui justement fut exclu de cet établissement) fonder, avec l’Académie, un Institut supérieur des sciences philosophiques et autres, Aristote éduquer un prince de Macédoine et organiser des promenades philosophiques par beau temps. Cette convivialité studieuse reste néanmoins en marge de la Cité, et l’on est assez encouragé à parler de «sectes» pour désigner ces écoles, qui finirent par requérir une authentique conversion, avec des modes de vie spécifiques.

Ce détachement s’accompagnait de rites divers qui ne pouvaient, a priori, que choquer un Romain. Quant à l’allure des philosophes, elle était trop négligée pour être honnête, et l’on se gaussera longtemps, à Rome, de ces exhibitionnistes à longs cheveux qui s’incrustent tels des parasites et semblent avoir pour vocation de morigéner âprement le bon bourgeois qui leur offre l’asile.

Il fallut tout le génie littéraire de Platon  -  on admira longtemps, en lui, l’artiste et le poète – pour donner une image respectable de la philosophie socratique, dont le malheur était de reposer sur une hypothèse attique : la supériorité du loisir sur le travail. Un vrai Romain a toujours quelques chose à faire, c’est ce que l’on appelle le negotium, et cela consiste à assumer pleinement ses responsabilités civiques.

Dans une journée qui commence par une série d’audiences, qui se poursuit par une visite au Forum, qui se complique par une intervention judiciaire, pour ne pas parler des jours où se tient le Sénat, où l’on vote, où l’on accomplit une cérémonie religieuse, où l’on assiste aux Jeux ; dans une vie qui est scandée par des services militaires, puis par l’obligation morale d’exercer des fonctions politiques ; le tout avec une faible espérance de vie qu’heureusement contredisent des exemples stupéfiants de longévité active (Caton le Censeur fit bien des jaloux, avec ses quatre-vingt-cinq ans !) ; et avec, tout du long, à gérer un patrimoine, des exploitations agricoles, des prêts et des emprunts… allez donc trouver le temps, comme Socrate, de vous asseoir à l’ombre d’un platane après avoir pataugé dans un ruisseau !

Tout ceci permet de comprendre que les Romains n’étaient pas des abrutis quand ils voyaient dans cet art grec de penser une manière de tuer le temps qui, certes, produisait de belles sentences, mais supposait une indifférence indécente à la seule belle et vraie chose : la vie sociale.

Dans le débat sur les «genres de vie» ; les Romains ont pu rêver aux charmes de la vie contemplative (ou théorétique) comme nous nous laissons aller à rêver aux vacances ; mais toute leur culture les orientait vers le bios pragmatikos, cette «vie de l’action» malheureusement contraignante, et cependant, à leurs yeux, infiniment plus riche ; quant à la «vie de plaisirs» (ou apolaustique), dont certains hédonistes avaient pu faire l’éloge, c’était purement et simplement un scandale.

Mais cette attitude nous permet également de nous demander si, en nos temps furieusement socialisés et nécessairement obsédés par le travail et son rendement, pour esquisser une réponse à la traditionnelle question initiale de l’année de terminale : «Qu’est-ce que la philosophie ?», il est bon de précipiter des jeunes gens dans Platon : ce serait oublier que nous avons-là, répétons-le, une idéologie de la fonction philosophique peu susceptible de présenter l’apprentissage du questionnement comme une exigence culturelle profonde dans le monde contemporain.

Cette pédagogie sublimante, qui en fin de compte mise sur l’illumination, nécessite de grandes précautions, et d’éclairants prolégomènes. Faute de quoi, l’intimité avec la manière de penser de Platon n’étant pas évidente, «l’homme philosophique» risque d’apparaître à bien des esprits juvéniles sous les traits allégoriques d’un spéléologue en grand effarement devant un spectacle de marionnettes inopiné. Il est sans doute des accès moins exotiques à la philosophie, hic et nunc

Rome, le temps, les choses, Jacques Gaillard, 1995
p. 131-134.

 

 

Diogène Laërce, IIIe siècle ap. J.-C.

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Diogène, le philosophe (404-323 av. J.-C.)

 

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