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Philosophiques
2 août 2019

naissance de la philosophie : de la mythologie à la cosmologie (Éric Deschavanne, Pierre-Henri Tavoillot)

théâtre de Milet, Asie mineure
théâtre de Milet, Asie mineure (actuelle Turquie)

 

naissance de la philosophie

de la mythologie à la cosmologie

 

L’acte de naissance des grandes cosmologies peut être daté. Elles émergent au cours de cette extraordinaire période que le philosophe Karl Jaspers a proposé d’appeler la «période axiale» ; séquence comprise entre 800 et 200 avant J.-C. au cours de laquelle se constitue, en Orient comme en Occident, le patrimoine spirituel de l’humanité (1).

La simultanéité est en effet frappante : Confucius et Lao-Tseu en Chine, les Upanishads et le Bouddha aux Indes, Zarathoustra en Perse, les Prophètes en Palestine et les premiers philosophes en Grèce. À travers ces auteurs et leurs œuvres, se manifestent sans rapport visible, note Jaspers, une prise de distance par rapport à l’ordre traditionnel, un doute à l’égard de l’évidence du monde et une aspiration nouvelle vers l’absolu. Les causes de ce changement sont sans doute vouées à rester mystérieuses, mais partout, aussi bien en Chine qu’en Inde, en Égypte qu’en Grèce, apparaissent des dispositifs intellectuels qui présentent des conceptions des âges de la vie dont les traits fondamentaux se ressemblent.

Au sein de cette richesse impressionnante, la philosophie grecque est idéal-typique. Bien sûr, elle présente elle-même une diversité considérable, mais qui trouve sa limite dans le projet commun de mettre au jour, comme le dit Rémi Brague, une sagesse du monde (2). L’influence qu’aura cette tentative sur la pensée occidentale des âges de la vie est telle qu’on ne saurait, sans inconvénient, manquer ce maillon essentiel.

De plus, dans aucun autre espace culturel, le passage de la mythologie à la cosmologie n’apparaît de manière plus claire et distincte. Que s’est-il passé dans la Grèce ionienne du VIe siècle avant notre ère lorsque est apparu ce nouveau mode de rationalité qu’on appellera plus tard philosophie ?

 

les «physiciens», premiers philosophes

Les faits sont bien connus. À Milet, cité d’Asie Mineure, se sont succédé trois «sages», Thalès, Anaximandre et Anaximène, qui furent d’emblée identifiés comme les initiateurs d’une nouvelle école de pensée : les «physiciens». Jean-Pierre Vernant a donné, à partir des travaux de Cornford, une interprétation à tous égards remarquables de cette émergence. Il y voit la poursuite de la mythologie par d’autres moyens : «Les cosmologies des philosophes reprennent et prolongent les mythes cosmogoniques. Elles apportent une réponse au même type de question : comment un monde ordonné a-t-il pu émerger du chaos ?» Simplement, la nature des réponses change du tout au tout.

D’abord, l’origine du monde, des hommes et de leur destin n’est plus retracée, comme la généalogie d’une grande famille, traversée par des grands amours ou de funestes querelles. L’explication mythique par la filiation fait place à la recherche du mystère des causes. Le premier commencement n’a plus l’évidence d’une naissance, il devient une énigme à élucider : comment du chaos primordial l’ordre cosmique a-t-il pu émerger ?

 Pour répondre, les physiciens ioniens reprennent la structure logique du mythe, sans sa dimension narrative et anthropomorphique : «1) au début, il y a un état d’indistinction où rien n’apparaît ; 2) de cette unité primordiale émergent, par ségrégation, des paires d’opposés, chaud et froid, sec et humide, qui vont différencier dans l’espace quatre provinces : le ciel de feu, l’air froid, la terre sèche, la mer humide ; 3) les opposés s’unissent et interagissent, chacun l’emportant tour à tour sur les autres, suivant un cycle indéfiniment renouvelé, dans les phénomènes météoriques, la succession des saisons, la naissance et la mort de tout ce qui vit, plantes, animaux et hommes».

Ainsi les catégories abstraites : l’eau, le feu, l’air, la terre, prennent-elles la place des divinités primordiales : Gaia-la terre, Ouranos-le ciel, Chronos-le temps…, jusqu’à ce que l’idée d’un ordre éternel, universel et absolu se fasse jour (3).

«La cosmologie, par là, remarque Vernant, ne modifie pas seulement son langage. Elle change de contenu. Au lieu de raconter les naissances successives, elle définit les principes premiers, constitutifs de l’être. De récit historique, elle se transforme en un système qui expose la structure profonde du réel». Le monde ne se donne plus comme une parole à entendre (mythos), mais comme une réalité à contempler (theoria).

 

transfert de compétence : des dieux aux éléments

Conséquence d’un tel transfert de compétence des dieux aux éléments, la constitution d’un nouveau domaine de recherche : la nature (physis), d’où les divinités traditionnelles sont exclues comme puissantes agissantes. À leur place, les «physiciens» de Milet installent le principe d’«une loi immanente à la nature et présidant, dès l’origine, à son aménagement».

L’ordonnancement du cosmos ne relève plus de la souveraineté suprême d’un dieu-roi, mais, «derrière le flux apparent des choses», d’«un juste équilibre des divers éléments dont l’univers est composé».

Cette loi, il convient de l’observer dans les deux sens du terme : d’une part, l’identifier et la contempler dans son rythme régulier derrière les désordres apparents, car «la nature aime à se cacher» ; d’autre part, lui obéir scrupuleusement et y conformer, autant qu’il est possible, la vie morale et politique. L’ordre cosmique repose ainsi «sur une loi de justice (diké) inscrite dans la nature, une règle de répartition (nomos) impliquant pour tous les éléments constitutifs du monde un ordre égalitaire, de telle sorte qu’aucun ne puisse dominer les autres et l’emporter sur eux».

À partir de là, la vocation du «philosophe» se laisse aisément déduire. Il est celui qui tout à la fois accède à l’intelligence de l’ordre cosmique, parvient à régler sur sa mesure l’ordonnancement de sa propre vie et diffuse publiquement cette connaissance existentielle dans la cité des hommes. Le philosophe se doit donc d’être un modèle de savoir, de vertu et de pédagogie. Telles sont les conditions pour que se déploie la sagesse du monde, dont la philosophie grecque fournit, dans sa diversité, l’illustration emblématique, mais, encore une fois, non exclusive.

Philosophie des âges de la vie,
Éric Deschavanne, Pierre-Henri Tavoillot,
éd. Grasset, 2007 ; Pluriel, 2009, p. 94-97.

 

 _______

1 – Karl Jaspers, Introduction à la philosophie, éd. 10/18, 1981, p. 105.

2 – À l’objection légitime selon laquelle il existe des dispositifs grecs non cosmologiques, comme l’épicurisme, on pourrait répondre qu’ils se sont eux-mêmes conçus comme une «déconstruction» de la cosmologie ; et donc qu’ils la présupposent. Au demeurant, cela n’empêche nullement la présence d’une pensée des âges : bien que contingent, le monde des Épicuriens est soumis à un ordre (et donc à une sorte de nécessité cosmique) que Lucrèce interprète comme celui de la vie( De natura rerum, Livre II, in fine «De la naissance du monde et d son accroissement. Signes de la vieillesse et de sa mort inévitable», trad. Ernout, éd. Gallimard Tel, p. 101). Sur ces points, voir Rémi Brague, La sagesse du monde, 1999, Livre de poche, 2002). Voir aussi Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Folio, 1995.

3 – Comme l’indique le fameux fragment 30 d’Héraclite : «Ce monde (cosmos), le même pour tous, ni dieu, ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera toujours vivant, s’allumant en mesure et s’éteignant en mesure» (voir Rémi Brague, p. 32 ; également le commentaire dans l’édition de Marcel Conche, Fgt 80, Puf, p. 279).

 

Philosophie des âges de la vie, couv

 

 

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